CHAPITRE X

 

Lise dormit d’un sommeil convulsif sans cesse parcouru par les décharges électriques de ses cauchemars. Elle rêva des dieux aveugles, colosses tâtonnants égarés dans la chambre noire du cosmos. Elle les voyait, titans aux yeux vitreux, avançant pas à pas, bras tendus, somnambules se cognant aux constellations, se prenant les pieds dans les ornières des nébuleuses, trébuchant dans les trous noirs, se frayant tant bien que mal un chemin entre les géantes rouges et les naines blanches. Elle voyait les soleils ricocher sur leurs épaules, y inscrire leurs trajectoires de cloques, elle voyait les pluies de météores grêler leurs visages, les vaisseaux intersidéraux se prendre dans leurs cheveux. Qu’importe ! Ils avançaient, au coude à coude, marcheurs silencieux surgis de la nuit des temps. Ils se rapprochaient, promenant leurs doigts à la surface des mondes les plus disparates, y faisant naître cataclysmes, tremblements de terre et raz de marée. Ils cherchaient, caressant les montagnes ; effleurant les plaines comme on le fait d’une page de vélin supérieur. Ils cherchaient les marques, les jalons, les idéogrammes. Les signes de piste nés de la sueur de leurs enfants : LES SEMEURS D’ABÎMES

Elle se réveilla, grelottant d’épouvante. Une odeur de café chimique planait dans l’épave. Mikofsky ne lui accorda pas un regard, et elle eut la très nette impression qu’il regrettait déjà les confidences auxquelles il s’était laissé aller au cours de la nuit. Il paraissait pressé de retrouver sa solitude, et – pour hâter leur départ – alla même jusqu’à leur offrir des couvertures, des vêtements de rechange, ainsi qu’une provision de viande séchée aux allures de carton gondolé et un jeu de cordes d’alpinisme en nylon rouge.

— Santäl va porter vos paquets jusqu’à l’embranchement nord, conclut-il en désignant un point vague à travers la brume, il s’ennuie un peu, je crois qu’une petite balade lui fera le plus grand bien. Et puis vous ne paraissez pas vraiment en état de traîner vos équipements !

L’adolescent ne se fit pas prier. Toujours nu, à part un fourreau de cuir tressé destiné à protéger son pénis, il assura sur ses épaules le poids des deux havresacs auxquels il ajouta les différents cadeaux de Mikofsky. Des lanières de cuir bouclées sur son front et ses pectoraux assurèrent la stabilité de l’ensemble. D’un pas assuré, il prit la tête de la colonne. Très vite, l’épave de l’avion s’estompa dans le brouillard.

— Mikofsky ne nous a même pas dit adieu, constata amèrement David.

Lise eut un instant la tentation de lui confier ce qu’elle avait appris de la bouche du savant, mais la présence de Cazhel réfréna son élan, et elle préféra garder les dents serrées.

Ils marchèrent plus d’une heure dans le sillage de Santäl qui menait toujours bon train et ne présentait aucun signe de fatigue. L’embranchement se dessina enfin, carrefour de fer oxydé qui semblait flotter sur les brumes du marécage. En tournant à droite, ils pourraient rejoindre la portée parallèle sur laquelle se déplaçaient actuellement les Patchworks… et du même coup retrouver le trajet instable du pont disloqué. À cette seule idée, Lise se sentit gagnée par le vertige. Leur course devenait absurde, les mutants avaient maintenant plusieurs jours d’avance, et de toute manière, si Mikofsky avait vu juste, rien ne pourrait enrayer leur volonté migratoire… Rien, pas même la faim ou la fatigue. Il n’était d’ailleurs pas absurde d’imaginer que le virus les obligeât à marcher vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans qu’aucun problème de ravitaillement ne les contraignît à faire halte pour jeter une ligne ou abattre un oiseau. Non, personne ne pourrait les sommer de faire demi-tour, elle en était sûre. Cazhel serait probablement forcé de les abattre jusqu’au dernier… Et toute cette poursuite n’aurait servi à rien.

Elle se secoua pour chasser ces sinistres hypothèses. Santäl venait de se défaire des paquets et s’apprêtait à rebrousser chemin. Un sourire radieux aux lèvres, il leur désignait la route à prendre en ébauchant de la main gauche une sorte de salut rituel qui devait signifier : « bonne chance et bon vent », ou quelque chose d’analogue. Cazhel émit un petit claquement de langue irrité et pivota au ralenti. Avec un frisson, la jeune femme vit qu’il pointait son arme à bout de bras sur le crâne de l’adolescent tandis que son pouce ramenait le percuteur en arrière dans un mouvement d’une lenteur affectée, volontairement théâtrale.

— Toi, le môme, tu restes avec nous ! siffla-t-il entre ses dents. Ton engagement est reconduit !

David s’insurgea.

— Cazhel ! Vous êtes fou ! Nous sommes tout de même capables de porter ces paquets !

— Il ne s’agit pas de ça, coupa le policier. Je veux qu’il nous emmène chez les Morhads…

— Chez qui ? hoqueta le zoologue qui tombait des nues.

— Demandez donc à votre petite copine ! ricana Cazhel en fixant Lise dans les yeux. Elle imaginait sûrement que personne n’avait remarqué ses apartés nocturnes avec Mikofsky !

Lise crispa les poings. Ainsi le flic l’avait espionnée ! Elle ouvrit la bouche pour répliquer vertement, mais l’officier la devança.

— Ne perdez pas votre temps à m’insulter, ce serait puéril. Racontez plutôt ce que vous savez à notre bon ami Sarella qui, en ce moment, doit se trouver particulièrement idiot !

Elle haussa les épaules et résuma les révélations de Mathias Mikofsky en quelques phrases. Santäl paraissait statufié, ses yeux ne quittaient pas l’acier luisant du canon ventilé qui se balançait à trois mètres de son visage.

— Les Morhads peuvent « fixer » les Patchworks, conclut Cazhel en abrégeant l’exposé ; si le virus migratoire existe vraiment et que la folie de la fièvre les pousse à aller de l’avant, je ne pourrai jamais les obliger à faire demi-tour, il faudra les abattre les uns après les autres, et nous n’en aurons PAS UN SEUL pour la réserve ! Avec l’antidote des Morhads, j’enraye leur besoin pathologique de déplacement, je les guéris en quelque sorte, du coup il devient envisageable de les ramener avec un minimum de violence. Vous devriez approuver ce type de raisonnement, Sarella, non ?

David était abasourdi.

— Vous engagez votre stratégie sur une simple hypothèse ! observa-t-il en clignant nerveusement des paupières derrière ses lunettes sales.

— Je n’ai pas le choix. Les Patchworks galopent comme des chevaux emballés alors que nous nous traînons, les pieds en sang et le dos scié par le poids du paquetage. Nous ne tiendrons plus très longtemps, le gosse va nous conduire chez les Morhads. Si le produit dont parle Mikofsky existe, nous en remplirons des projectiles hypodermiques, les fusils à air comprimé feront le reste. Les balles-capsules se dilueront dans leur sang et la fièvre tombera. Nous sommes trois, nous parviendrons bien à en toucher une quarantaine.

— Et comment leur ferez-vous reprendre le chemin de la réserve ?

— Ils ont toujours eu peur des armes à feu. Ils savent qu’une balle explosive se déplace plus vite que le plus rapide d’entre eux. Nous les pousserons devant nous, comme un troupeau de buffles, shot-gun au poing. Deux ou trois salves de mitraille auront tôt fait de leur apprendre la sagesse ! Allez, assez palabré ! En route ! Et toi, le môme, ramasse les valises. On te suit…

Santäl ne protesta pas. Sans manifester la moindre colère, il réajusta le fardeau sur ses épaules et prit la route de l’ouest. Le soleil se levait, déchirant l’écran de brouillard.

— L’idéal serait de mettre la main sur un véhicule, rêva Cazhel, une voiture, des chevaux. Un chariot… Quelque chose qui nous permettrait de rattraper notre retard.

David grogna un juron et enfouit les mains dans ses poches. Devant eux, l’adolescent progressait d’un pas alerte. Infatigable. Ils s’engagèrent sur une portion de pont apparemment en bon état. Lise s’absorba dans la contemplation du revêtement goudronné que la rosée rendait d’un beau noir luisant. Pour ne plus penser elle se mit à compter ses pas.

 

*

* *

 

Ils n’atteignirent le territoire des Morhads qu’en début d’après-midi, les jambes lourdes et les pieds douloureux. Bien que luisant de sueur grasse, Santäl ne présentait aucun signe de lassitude et ses muscles continuaient à rouler sous sa peau dorée avec une parfaite souplesse.

La tribu occupait la chaussée d’un pont à treillis semi-parabolique mal entretenu et que la rouille avait progressivement teint en rouge. Le cantonnement lui-même affichait des marques évidentes de délabrement avancé. Les casemates, ouvertes au vent, offraient au regard des toitures blanchies par la fiente. Nulle sentinelle ne défendait l’accès des lieux et un silence de mauvais augure planait sur la communauté.

— C’est un village fantôme, grogna David entre ses dents.

Lise frissonna, inquiète.

Un peu partout, des pièges à mouettes avaient été disposés : filets de barbelés, haies de fourches et de faux, herses rustiques improvisées à l’aide de planches dans lesquelles on avait fiché des couteaux aux lames ébréchées. Des épouvantails se balançaient le long des filins, sinistres pendus dont le vent arrachait les vêtements et effilochait les tignasses. Toutes les structures métalliques semblaient tapissées de plumes ou de duvet, des paquets de rémiges souillées s’agglutinaient dans les interstices des portes et des fenêtres. Un peu partout, des cadavres d’oiseaux achevaient de pourrir, une multitude d’os minuscules et creux jonchaient la chaussée, craquant sous la semelle.

— C’est la guerre ici, observa David, une guerre à outrance contre tout ce qui vient du ciel !

Le Colt à hauteur de la hanche, Cazhel visita plusieurs casemates, sans succès. Partout régnait la même atmosphère de fuite et d’abandon. Lise se décida finalement à lancer un appel. Un long silence suivit son « Ohé ! » faussement joyeux, puis un raclement métallique se fit entendre au fond d’une ruelle. Stupéfaits, ils virent arriver dans leur direction ce qu’ils prirent d’abord pour une tortue de fer et qui se révéla être une sorte de grand baquet retourné à l’abri duquel se déplaçait – assez grotesquement – un être humain… Cazhel siffla entre ses dents, les yeux agrandis de surprise. Peu à peu, d’autres récipients émergèrent des sentes avoisinantes. Cela faisait comme un troupeau de calebasses géantes tour à tour martelées, tachées de rouille, rayées de griffures brillantes ou mitraillées de coups de becs !

La plus grande des carapaces se souleva, laissant apparaître un vieillard au crâne luisant dont les haillons dégageaient une puanteur effroyable. Il avait les mains et les genoux recouverts d’une épaisse couche de corne, comme s’il se déplaçait à quatre pattes depuis des années. Derrière lui, les marmites bosselées ne bronchèrent pas, et aucune ne fit mine de s’entrouvrir.

— Je suis Morold, marmonna-t-il entre ses chicots, le chef de cette communauté. Vous êtes fous de rester ainsi exposés ! Vous ignorez que vous vous trouvez sur l’un des axes de migration les plus fréquentés ? Si les oiseaux se mettent à déferler, ils vous larderont de coups de becs, et ici la fièvre migratoire est mille fois plus virulente qu’ailleurs ! Suivez-nous jusqu’à l’abri ; si vous partagez vos provisions vous pourrez rester la nuit, mais pas plus. Nous manquons d’espace…

Rabaissant sa coquille, il entreprit de se déplacer à reculons. Dans un concert de raclements, le peuple des bassines se coula dans son sillage. Lise pouffa nerveusement et David la réprimanda du regard. La horde de carapaces les conduisit au seuil d’un bunker grossièrement blindé, une sorte de monstrueux coffre-fort où de minuscules trous assuraient une ventilation précaire. À l’intérieur, il faisait extrêmement sombre et des relents d’écurie alourdissaient l’air. Aveuglée par la pénombre, la jeune femme sentit de la paille crisser sous ses talons. Une grosse bougie éclairait chichement le réduit où s’entassaient pêle-mêle une trentaine d’individus des deux sexes ainsi qu’une bonne dizaine d’enfants en bas âge. Adultes et nourrissons étaient nus pour la plupart. Près de la porte, des rangées de crochets permettaient de suspendre les bassines-carapaces comme autant de scaphandres de survie.

— Avant, nous avions l’électricité, grogna Morold en se débarrassant de sa coquille, mais ces damnées mouettes ont rasé l’éolienne. Plus personne ne veut sortir. Nous nous contentons de ramasser les cadavres des oiseaux abattus par les pièges, nous les faisons bouillir longuement pour tuer le virus… C’est notre seule pitance. Maintenant, asseyez-vous et partagez les provisions…

Le ton n’admettait pas de réplique. Lise nota que le vieillard ne paraissait nullement impressionné par l’arme de Cazhel. Mais peut-être n’avait-il jamais vu de pistolet ?

Ils s’assirent donc avec soulagement dans la paille humide. Aussitôt des odeurs de litières leur sautèrent aux narines. La bougie laissait la plus grande partie de l’abri dans l’obscurité. Quelque part sur la gauche un couple faisait l’amour, des chuchotis allaient et venaient dans les ténèbres.

— Il a fallu fuir les habitations trop vulnérables, monologuait Morold, les mouettes enfonçaient les fenêtres, s’écrasaient par groupes de cinq cents sur les portes qui finissaient par céder. Un cauchemar. Le danger, c’est leur salive : un coup de bec, et c’est fini ! Au bout de quelques heures la fièvre s’allume. Une irrépressible envie de marcher vous brûle les cuisses, les mollets… Il vous faut filer à toute force, aller de l’avant, courir jusqu’à en avoir les talons usés !

— Alors, observa pensivement David, ce virus migratoire… Il existe ?

Le vieil homme cracha par terre.

— S’il existe ? Mon pauvre enfant ! Les deux tiers du village en ont été atteints ! À l’heure qu’il est, ils galopent quelque part au long des ponts, à moins que la fatigue et la faim n’aient fini par les tuer ! C’est le marais ! Tout vient de lui ! Il aurait fallu partir, coloniser une autre chaussée, mais nous sommes tout le contraire d’un peuple de nomades. Le mouvement, c’est la mort !

À ces mots il se signa et parut s’abîmer dans une méditation morose. David ouvrit les sacs, préleva quelques parts. Du poisson séché principalement. La tribu fit rapidement cercle. Un homme jeune tendit la main, fragmenta les aliments et fit circuler les portions. Au bout de quelques minutes, on n’entendit plus que des bruits de déglutition. Malgré les jurons du policier, David effectua une nouvelle tournée puis boucla le havresac, mais les Morhads ne semblaient guère disposés à se résigner. Des mains plongèrent au centre du cercle de lumière, paume offerte, d’abord quémandeuses… puis très vite exigeantes. Un poing frappa le zoologue au genou, des chuchotis menaçants emplirent l’obscurité. Cazhel venait de poser les doigts sur la crosse de son Colt quand une invraisemblable tornade s’abattit sur l’abri, faisant craquer les murs. Avec des couinements de terreur, les réfugiés coururent s’enfouir dans la paille, certains même décrochèrent leurs bassines et s’en recouvrirent en marmonnant des prières.

— Les mouettes ! hurla le vieux émergeant brusquement de son coma mental. Les voilà !

Et il souffla la bougie, transformant le bunker en un cube de nuit compacte. Bousculée, Lise roula dans la litière, s’égratignant les cuisses et le dos sur le tapis craquant.

— Bon sang ! rugit Cazhel, ils sont tous dingues !

Dehors, la vague de plumes déferlait sans discontinuer, jouant des câbles de suspension comme des cordes d’une harpe, rabotant les arêtes de l’abri, semant sur la chaussée un matelas de sang, de duvet et d’entrailles… Dans le même temps, des coups sourds ébranlant le sol annonçaient que les poissons des marécages venaient de se lancer à l’assaut des piliers de soutènement, martelant les avant-becs de leurs sauts suicidaires… Cela dura une heure, peut-être deux, puis le calme revint. Morold ralluma doucement la chandelle. Des brins de paille hérissaient sa barbe clairsemée.

— C’est fini, balbutia-t-il. Jusqu’à demain. Il vous faudra partir tôt. Nous ne pouvons vous prêter de coquilles protectrices… C’est hors de question.

Cazhel le saisit aux revers.

— Et ce vaccin ? gronda-t-il le casque rabattu sur les sourcils. L’antidote ? Ce truc qui développe l’instinct de territorialité ? Pourquoi ne l’utilisez-vous pas ?

Morold se dégagea d’un coup d’épaule.

— La liqueur de Rilk ? Vous voulez dire la liqueur de Rilk ? Une aberration ! Une folie ! Qui vous en a parlé ? Il faut oublier cela ! Un mirage, rien qu’un mirage !

— Elle ne fonctionnait pas ? insista le policier au bord du coup de sang.

Le vieux eut un rire ironique.

— Fonctionner ? Oh, si ! Elle fonctionnait ! Au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer ! Rilk vous l’expliquera lui-même si vous y tenez ! Demain, continuez vers le nord en sortant du village, nous l’avons banni, lui et ses disciples ! Vous le trouverez à trois kilomètres en amont… Rilk ! Un illuminé ! J’espère que vous n’avez pas fait tout ce chemin pour lui !

Il eut un dernier ricanement et sauta hors du cercle de lumière. La seconde suivante, il avait disparu dans les ténèbres.

Lise soupira et ferma les yeux. Elle était trop fatiguée pour se poser des questions. Un peu plus tard, elle sentit la main de Santäl se poser sur son ventre, mais elle la repoussa doucement. Une seule expérience lui suffisait…

Elle dormit d’un sommeil profond et réparateur. Quand elle ouvrit les yeux, le soleil entrait par la porte de l’abri. Morold et ses congénères parcouraient le pont à quatre pattes, le dos écrasé sous le poids de leur étrange carapace martelée, triant les oiseaux morts avec un soin méticuleux.

— Remuez-vous ! cracha Cazhel. Pas question de rester une seconde de plus chez ces dingues. Je veux voir ce Rilk au plus vite…

Elle s’arracha à la litière avec regret, rejoignit David à l’extérieur. Santäl les avait déjà devancés et trottait d’un pas allègre. Ils sortirent du village sans avoir échangé une parole. On ne leur adressa d’ailleurs aucun signe d’adieu et leur départ s’effectua dans une parfaite indifférence.

Une heure plus tard, ils trouvèrent le campement des bannis, très en retrait de la piste migratoire. Un grand cercle jaune avait été peint sur l’asphalte. À l’intérieur de cet espace dont le diamètre n’excédait pas sept mètres, un homme faisait les cent pas, le corps couvert de sueur, une masse de carrier sur l’épaule. Il respirait fort et examinait d’un œil jaloux le pentacle dont il occupait le centre.

David tenta de lui parler, en vain. Le forcené paraissait ne rien percevoir de ce qui existait ou bougeait au-delà du rond jaune. Cazhel voulut faire un pas en avant. Le zoologue le retint par la manche.

— Ne faites pas l’idiot, mon vieux. Je vous déconseille formellement de franchir cette limite si vous tenez à la vie. Regardez plutôt ça !

Un insecte venait de se poser au beau milieu de la tache colorée, une bête minuscule dont la carapace marquait le disque d’une ombre à peine discernable. L’homme l’avait repéré pourtant. Les biceps noués, Lise le vit abattre sa masse de fer avec une énergie propre à foudroyer un rhinocéros en pleine charge. Le coup claqua comme une détonation, éveillant des stridences dans les suspentes. À présent, l’homme nettoyait la peinture luisante du bout d’un doigt mouillé, telle une ménagère qui efface une éraflure sur un meuble verni. Un sourire béat éclaira une brève seconde sa face crispée, puis il retrouva presque instantanément son attitude de guet : mâchoires serrées, front bas, phalanges blanchies sur le manche du marteau, son regard traversait le groupe comme s’il eût été de verre.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? haleta Cazhel.

David nettoya frénétiquement ses lunettes et ne répondit pas. Un peu plus loin ils découvrirent un autre cercle au diamètre nettement inférieur : quatre mètres, peut-être moins. Un second individu y veillait, une fourche au poing, sentinelle hallucinée qu’on sentait prête aux duels les plus sanglants.

En retrait, ils butèrent cette fois sur un disque rouge grand comme une plaque d’égout. Son occupant, assis en tailleur, en occupait presque tout l’espace. Un gros couteau entre les dents, il caressait avec une douceur étrange et extatique la surface écarlate s’étendant autour de lui. Lorsque son regard venait à effleurer ceux qui l’observaient, il ne manifestait ni surprise ni intérêt d’aucune sorte, comme si le monde – au-delà des limites du cercle rouge – se changeait en un brouillard indistinct et uniforme.

Cazhel ouvrit la bouche mais David le devança.

— C’est la notion de territoire, expliqua-t-il à voix basse ; voyez-vous, tous les animaux – même les grands prédateurs – se déplacent sur une surface bien déterminée, souvent beaucoup plus étroite qu’on ne le croit d’ordinaire. S’ils veulent survivre, il leur faut défendre cet espace contre toute incursion rivale. Qu’un autre animal se présente, un autre fauve, et c’est tout leur approvisionnement qui est remis en cause. Le gibier s’épuisera notamment deux fois plus vite… C’est pourquoi les animaux ont toujours été extrêmement jaloux de la notion de terrain de chasse et qu’ils s’aventurent rarement hors des frontières qu’ils se sont fixées.

— Mais ici ? s’impatienta le policier.

— Ici, il est évident que le vaccin – s’il a stoppé dans un premier temps la fièvre migratoire – s’est développé par la suite au-delà de ce qui était envisageable. En hypertrophiant dans le cerveau de ces hommes la notion de territoire, il les a véritablement cloués sur place ! Non seulement le mal les conduit à rétrécir de plus en plus leur espace vital (pour mieux le surveiller probablement) mais il a supprimé dans leur esprit la conscience du monde extérieur ! Pour eux, nous ne commencerons à exister que si nous posons le pied à l’intérieur de l’un des cercles. Et encore ne se jetteront-ils sur nous que pour nous détruire !

— Finalement Mikofsky avait raison, constata Lise, on s’est contenté de répondre à une aberration par une autre aberration.

Cazhel leva une main impérieuse :

— Pas d’accord. Sûrement une simple question de dosage. Et si les Patchworks ne veulent plus quitter la réserve une fois ramenés, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai ! Il faut trouver Rilk au plus vite !

Ils durent louvoyer au milieu d’une dizaine d’autres spécimens en alerte perpétuelle. Certains occupaient de véritables ronds-points, d’autres des pastilles minuscules que couvraient presque totalement leurs pieds nus. Un hangar s’adossait à l’une des poutrelles du pont. C’était un amas de ferraille vétuste d’où montait une odeur piquante de produits chimiques.

Un vieillard ficelé sur une chaise roulante se tenait sur le seuil. De longs cheveux blancs encadraient son visage émacié et ses mains, torturées par les rhumatismes déformants, paraissaient deux serres recourbées sur une proie invisible.

— Vous êtes Rilk ? lança Cazhel.

— Je suis le banni, rétorqua l’autre d’une voix cassée puis, sans plus s’occuper des visiteurs, il fit pivoter sa chaise et entreprit de zigzaguer entre les disques de couleurs. Il s’arrêtait devant chacun, plongeait les doigts dans un sac de toile accroché à l’un de ses accoudoirs et en ressortait une masse indistincte de viande bouillie qu’il jetait aux malades. Ceux-ci, après avoir agressé la nourriture à coups de maillet, de couteau, ou de fourche comme s’il se fût agi d’un quelconque envahisseur, se décidaient enfin à la dévorer à belles dents.

— Il les nourrit, observa pensivement David.

— C’est comme un zoo ! balbutia Lise. Un zoo sans cages et sans barreaux mais un zoo tout de même.

— Super ! siffla Cazhel entre ses dents. Vous imaginez ce qu’on pourrait faire de ce produit dans une prison ! Plus d’évasions possibles, donc plus de serrures, plus de gardiens ! Les bagnards deviendraient leurs propres geôliers ! Voilà une sacrée idée à creuser !

La jeune femme haussa les épaules. Rilk revenait, le visage impénétrable.

— Vous êtes du gouvernement ? lâcha-t-il sèchement.

— Pas vraiment, argumenta Cazhel, nous voulons stopper un groupe de mutants des plus agressifs contaminés par le virus migratoire…

L’homme aux cheveux blancs leva un sourcil intéressé, parut hésiter, puis leur fit signe de pénétrer dans le hangar.

— Vous me raconterez ça en détail, murmura-t-il en manœuvrant son fauteuil, après je verrai si je peux quelque chose pour vous…

Pendant que le policier débitait un conte plus ou moins falsifié, Lise erra à travers l’atelier. Il y régnait un invraisemblable capharnaüm où laboratoires et bibliothèques s’interpénétraient sans frontière précise. Dans le fond du hangar, une longue rangée de cages maladroitement bricolées retenaient prisonnières une bonne centaine de mouettes dont les hurlements vrillaient le tympan de manière insupportable. Des dizaines de petits cadavres disséqués jonchaient le sol. D’autres oiseaux palpitants et couinants avaient été cloués sur des plaques de liège. La plupart avaient l’abdomen ouvert, d’autres le cerveau à nu. Lise songea qu’une fois le massacre consommé, Rilk devait vider le contenu de ses poubelles, le faire bouillir en vrac et le distribuer à ses « malades ». Elle eut un haut-le-cœur. Les mouettes encagées crachaient avec violence. Elle recula, les jambes molles, et s’assit sur une pile de livres, le dos contre un rayonnage poussiéreux. Un peu plus loin, Santäl avait adopté la même position. Elle sentit qu’il la couvait d’un œil gourmand. La voix de Cazhel ronronnait, indistincte, relayée de temps à autre par celle de David, mais Lise ne cherchait pas à comprendre le sens de la discussion. Le policier allait probablement convaincre le savant de lui céder quelques fioles du précieux « vaccin » et tout recommencerait : la course, la fatigue, la souffrance, la peur… En ce moment même, dans les villes, des centaines de tatoués devaient rendre l’âme au milieu de convulsions atroces. Bientôt les « mouroirs » se videraient faute de malades ! À combien s’élèverait l’hécatombe ?

Elle soupira. Brusquement elle eut la conviction d’être vieille, sale et laide. Tout cela ne servait à rien. Elle s’endormit.